Peut-on transposer visuellement l’expérience de la musique ? Au début du XXe siècle Vassily Kandinsky réalise ses premières expériences picturales en composant à partir de formes et de couleurs de véritables partitions visuelles ouvrant la voie à un art abstrait, qui cherche alors moins à figurer le réel qu’à en transfigurer son expérience. Dans les années 1970, Judit Reigl suit les fréquences de la musique, modulant son rythme corporel avec celui des sons d’une radio, en déposant sur la toile posée à même le sol de son atelier les traces de cette transmission d’énergie pure. Pour ce premier mouvement, la galerie Mennour se transforme en Salon de musique en réunissant différents artistes, qu’elle représente, autour des potentialités visuelles du son et des propositions réalisées entre les années 1900 et aujourd’hui. La jeune violoniste d’Eugène Carrière dialogue avec les musiciennes de Baya ; les attributs abandonnés par la joueuse de tambour de Latifa Echakhch font écho aux instruments écrasés de Valentin Carron ; le violoncelle période « fauve » de Bertrand Lavier vibre avec les ocarinas de Petrit Halilaj ; la composition de cuivres d’Alicja Kwade s’accorde aux touches de piano de Robin Rhode ; l’oeil du métronome de Man Ray s’harmonise avec les mains du chef d’orchestre filmées par Douglas Gordon ; la partition empruntée par Matthew Lutz-Kinoy à Ludwig van Beethoven, devenu sourd, résonne avec les 4’33’’ de silence de celle de John Cage.
Profondément cathartique, la musique à l’instar des arts visuels fait montre d’une capacité de
transmettre une émotion en mobilisant nos sens. Détournant instruments de musique et
partitions, les artistes proposent l’expérience visuelle d’un orchestre sans musiciens, d’une
musique inaudible mais néanmoins perceptible, convoquant la vue à défaut de l’ouïe. Cette pratique de transcodage d’un langage musical vers un langage visuel est-elle une manière
pour les artistes de nous enjoindre à repenser la place de l’humain dans le monde ? Coupés de
leurs instrumentistes les oeuvres/instruments sont comme des memento mori d’un orchestre silencieux, empêché, endormi, que le visiteur pourrait activer par son imaginaire. À l’heure où l’intelligence artificielle produit images et sons, quelle place reste-t-il à l’artiste ou au musicien pour distiller le supplément d’âme qui manque à la machine ?
Commissaires : Emma-Charlotte Gobry-Laurencin & Christian Alandete